Par un
arrêt du 22 avril 2005, en
référé, la 14ème
Chambre de la Cour d'appel de Paris a reconnu la
validité des arguments des trois associations (Ban
Asbestos, Andeva, Greenpeace) qui demandaient
communication du contrat liant l'Etat et la
société panaméenne SDI. Cette
société écran, garantie
financièrement par la société
ECKHARDT-Marine, est elle-même filiale du trust
métallurgique allemand Thyssen. Le contrat
concernait la vente et le devenir de la coque de l'ex
porte-avions Clemenceau, et en particulier son envoi en
Inde pour enlever plusieurs dizaines de tonnes d'amiante
avant de la démanteler.
Dans cet
arrêt la Cour a considéré
légitime l'intérêt à agir de
l'Andeva et de Greenpeace(*), même dans le cas
où les personnes qui seront amenées
à traiter l'amiante ne se trouvent pas sur le
territoire français.
Cependant la Cour
n'a pas ordonné la suspension de
l'exécution du contrat, considérant qu'une
telle décision excédait les pouvoirs d'une
juridiction en référé, et a
renvoyé en conséquence les plaignants
devant le juge du fond qui seul pourra notamment
déterminer si le navire est un " matériel
de guerre " (thèse de l'Etat et de SDI) ou s'il
relève de la législation sur les
déchets dangereux.
Une requête
a donc été déposée par nos
avocats, au nom des associations devant le juge du
fond.
L'audience
est fixée au
mardi 31 mai,
14 heures
4ème
Chambre, Palais de Justice de Paris
(*) Les juges, dans cet
arrêt, ont déclaré irrecevable
l'action de Ban Asbestos pour défaut de signature
d'un PV de C.A. et absence de PV de la réunion
ayant reconduit Patrick Herman à la
présidence de l'association ! Défauts
désormais corrigés pour nous
présenter devant les juges du
fond.
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La
baie d'Alang (Inde) : un Bhopal quotidien, à petit
feu
Si l'on ne
pouvait imposer que la coque de l'ex porte-avions
Clemenceau soit désamiantée et
démantelée en France, elle serait
remorquée vers la baie d'Alang en Inde pour y
être vendue à l'état de
ferraille.
Qu'en est-il des
chantiers de la baie d'Alang ?
Plusieurs
enquêtes - en particulier celles de Greenpeace
International en 1998, 2000 et 2002 - ont
révélé la réalité
d'une plage d'une dizaine de km de long où
viennent s'échouer, poussés par des
marée dont les amplitudes sont parmi les plus
fortes du monde, des centaines de navires venant du monde
entier. Entre mai 2001 et mai 2002, 264 bâtiments
ont été ainsi vendus aux ferrailleurs
indiens, les plus importants chantiers occupant la baie
d'Alang. Aujourd'hui avec plus de trois cents navires
démolis chaque année, Alang est le plus
grand cimetière de navires du monde.
La plage d'Alang
est divisée en 184 parcelles, dont la plupart
n'ont qu'une trentaine de mètres de large. Ces
parcelles sont réparties entre une centaine
d'entreprises.
Entre 25.000 et
40.000 personnes, selon les périodes, y
travaillent, les plus jeunes ayant à peine 17 ans,
toutes pataugeant dans une boue extrêmement
polluée. Les femmes transportent sur leurs
têtes tous les objets les moins lourds, extraits
des épaves (y compris des déchets
d'amiante). Les hommes - une multitude - sont
occupés à dépecer les navires au
chalumeau et à traîner par groupes de dix ou
vingt, tôles, poutrelles et toutes pièces
métalliques accrochées à de longs
câbles. D'autres, toujours en groupe, transportent
ces pièces sur leurs épaules. D'autres
encore, sur la plage constamment enfumée
brûlent les huiles et tous les déchets non
susceptibles de revente.
Seules, de temps
à autre, apparaissent de petites grues,
l'étroitesse des parcelles empêchant toute
mécanisation des opérations. Les
équipements de protection individuelle et
collective sont quasiment inexistants. Tout au plus des
casques ont été fournis. De temps à
autre, un foulard masque le nez et la bouche du
travailleur, la découpe de la coque au chalumeau
s'effectuant sans masque et le plus souvent sans
lunettes. Les accidents du travail sont quotidiens, y
compris ceux provoqués par des explosions et
incendies quand la flamme des chalumeaux touchent des
poches de gaz, d'huile ou de carburant. Officiellement on
dénombre un trentaine de décès
chaque année, mais ce chiffre n'inclut pas tous
ceux qui meurent de maladie. Il est donc largement
sous-estimé.
L'ensemble des
chantiers apparaît comme une immense
fourmilière, de surcroît en
été transformée en une fournaise
où la température atteint aisément
les 50°C, ce qui rend quasiment impossible
l'utilisation des équipements de protection
individuelle utilisés dans les opérations
de désamiantage en climat
tempéré.
Les travailleurs
logent, en grande majorité, au plus près
des chantiers, à plusieurs dans le même
baraquement, au sein de bidonvilles sans eau courante,
juste au-delà de la route qui court,
parallèlement à la plage. Le sol et l'air y
sont presque aussi pollués que sur les chantiers,
la promiscuité, la pollution et la malnutrition
entraînant une haute incidence de maladies graves
(malaria, tuberculose, lèpre et maintenant sida,
sans compter les maladies professionnelles).
Une pollution
très grave sous de multiples formes est
omniprésente tant sur les chantiers que dans
l'environnement terrestre et maritime.
L'amiante par
exemple est partout, venant de la destruction des
calorifugeages, des cloisons, plafonds et de multiples
lieux au sein des navires où il assurait
l'isolation thermique et même phonique. Lors des
opérations de démantèlement,
l'amiante est arraché sans la moindre
précaution à mains nus, à la barre
à mine, ou dispersé sous le feu des
chalumeaux. Dans les reportages filmés de
Greenpeace International de 1998 et 2000, on voit
même un ouvrier étalant à la main,
par terre, pour le faire sécher, de l'amiante bleu
(crocidolite, la variété d'amiante la plus
dangereuse) en vrac. Cet amiante sera ensuite revendu
dans quelques unes des multiples échoppes
situées le long des routes du voisinage. Ce
polluant à lui tout seul engendrera des milliers
de victimes de fibroses pleuro-pulmonaires et de
cancers.
Mais la pollution
par l'amiante n'est pas la seule. Les peintures contenant
des pigments à base de plomb et de chrome VI sont
extrêmement fréquentes dans les navires et
engendrent des nuages de toxiques sous le feu des
chalumeaux, d'où l'apparition inévitable
des multiples et diverses manifestations du saturnisme,
et, à terme l'apparition de cancers.
Les peintures de
coque de navires contenant du tributylétain (TBE),
un pesticide utilisé pour éviter les
dépôts de mollusques et coquillages divers
sous la ligne de flottaison, sont à l'origine
d'une grave pollution des milieux marins et sont
désormais interdits d'utilisation, mais les
bateaux n'ont pas loin de 30 ans d'âge en moyenne
quand ils viennent finir leur vie à Alang, et les
analyses de Greenpeace ont montré sur place une
pollution considérable de l'eau, des
sédiments et des sols par le TBE et secondairement
par d'autres dérivés organiques de
l'étain, redoutables pour leur
neurotoxicité.
Quant aux
biphénylspolychlorés (les PCB) on les
trouve dans les navires non seulement à
l'état liquide dans les transformateurs, mais
à l'état solide dans les peintures, dans de
multiples appareils électriques, dans des gaines
de câbles, etc., en raison de leur inertie chimique
et de leur résistance au feu. Sous la flamme des
chalumeaux, à très haute
température, ils donnent des dioxines et des
furannes, composés non seulement
cancérogènes mais responsables de diverses
atteintes en particulier du système
immunitaire.
Enfin les
multiples feux sur les plages et la flamme des chalumeaux
produisent des nuages de fines poussières, riches
en hydrocarbures polycycliques aromatiques, les HPA,
premiers cancérogènes repérés
dès le 18ème siècle comme
étant à l'origine du cancer du scrotum des
ramoneurs, et connus maintenant comme l'une des
principales familles de cancérogènes,
à l'uvre dans les cancers de la peau, des
poumons, de la vessie, etc.. Et là encore les
analyse de sols et de sédiments
réalisées par Greenpeace ont
révélé des taux
inquiétants.
Au final il
apparaît que les ouvriers vivent en permanence dans
une atmosphère hautement polluée qui est
déjà et qui sera plus encore demain
à l'origine d'une multitude de maladies et de
décès. Un spécialiste allemand en
santé-travail, accompagnant la
délégation de Greenpeace en 1998, a
estimé qu'au moins un quart des travailleurs
seraient atteints prématurément par des
cancers professionnels, ce qui est sans doute une
estimation à minima si l'on tient compte des
probables effets de synergie entre les différents
polluants.
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En 1998 il
était comptabilisé, de par le monde, une
mise au rebut annuelle d'environ 700 navires. Depuis le
nombre de navires envoyés chaque année au
démantèlement n'a fait qu'augmenter et
l'interdiction des navires à simple coque -
survenue le mois dernier - ne va faire
qu'accélérer ce mouvement.
Parallèlement,
si dans les années 1970, des pays comme l'Espagne
et la Grande-Bretagne avaient développé des
chantiers de démantèlement hautement
mécanisés, ce sont les chantiers asiatiques
(Inde en tête) qui, dès le début des
années 1980 ont pris le relais dans le cadre de
stratégies de sous-traitance des firmes
multinationales de l'acier, en cassant les prix, sans
investissement majeur, en employant une main d'uvre
nombreuse, sous payée et livrée sans
défense à une grave surexposition à
des toxiques majeurs.
Devant les
protestations internationales quelques mesures ont
été prises, dérisoires, par exemple
des panneaux - en anglais - appelant à respecter
la sécurité (No safety, Know pain. Know
safety, No pain), des casques ont été
distribués. Rien à voir avec les
investissements lourds qu'implique un chantier de
désamiantage, sans parler de la prévention
face aux autres polluants.
Et rien ne
changera sans une remise en cause totale de tels
chantiers, ne serait-ce que parce que la technique
d'échouer sur une plage un énorme navire
face à un chantier de trente mètres de
largeur, ne peut pas permettre d'appliquer un plan
correct de sécurité. Au delà, il
faut considérer dans quelle situation se trouve
aujourd'hui l'Inde en matière de santé des
travailleurs. Dans la réglementation indienne,
l'usage de l'amiante est toujours autorisé et il
n'y a pas de normes strictes de prévention. C'est
encore le règne de " l'usage contrôlé
" préconisé par les firmes multinationales
de l'amiante présentes en Inde. Ceci s'inscrit
dans un contexte social où salaires, conditions de
travail et protection sociale sont sans rapport avec la
situation des pays européens, ce qui justifie les
stratégies des multinationales de l'acier qui
peuvent ainsi abaisser les coûts du
démantèlement des navires. Sur de tels
chantiers la mise aux normes européenne en
matière de sécurité signifierait une
transformation sociale profonde de l'organisation du
travail en Inde, voire de la société
indienne dans son ensemble.
Notre
responsabilité - en tant que pays exportateur de
navires devenant des réservoirs de déchets
- est le respect de la convention de Bâle que la
France a signé. Celle-ci interdit l'exportation de
déchets quand le pays exportateur dispose de la
technologie pour assurer la décontamination, ce
qui est le cas de la France. La solution est donc - pour
ce qui nous concerne - ici, en France et non en Inde
où la lutte sur l'amiante et l'amélioration
des conditions de travail est infiniment plus
difficile.
Dans un cas comme
celui du Clemenceau, puisque le désamiantage
implique le démantèlement, alors un ou
plusieurs chantiers navals doivent s'équiper pour
de telles opérations, en respectant l'ensemble des
mesures de prévention nécessaires, face
à la totalité des toxiques émis lors
de tels travaux.